Ah, enfin libéré ! Cela doit bien faire deux semaines que je ne sors pas –excepté pour mes enregistrements et mes quelques spectacles locaux –parce que Tobby devient fou quand il est seul trop longtemps. Mais, aujourd’hui, c’est la fin de ma réclusion ! Mes parents ont finalement accepté de prendre mon Danois arlequin pour la fin de semaine et je suis liiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiibre. Je dois avouer que j’ai le cafard dernièrement et ce n’est pas parce que Connor ne m’a pas donné de nouvelle depuis un bon moment… Peut-être un peu. Allons, bon ! Il est surement occupé avec son travail… D’ailleurs, j’ignore dans quoi il travaille. Est-ce qu’il a seulement un emploi ? Non, je ne peux pas commencer à penser à ça ou je vais me remettre à broyer du noir. Ce soir, je vais m’amuser. Je ne sais pas trop où je vais encore, mais je vais m’amuser, ça c’est sûr.

Je prends ma voiture pour me stationner à deux rues d’une avenue principale pleine à craquer de bars et de clubs pour tous les goûts. Après avoir marché un moment, j’en choisis un au hasard, un dans lequel je ne me suis jamais produit. Je me sens toujours mal à l’aise de sortir dans un bar où j’ai déjà travaillé, c’est bizarre, je sais, mais je ne sais pas pourquoi. Enfin, je ne suis jamais allé dans celui-ci, pour le travail ou pour le plaisir. J’aime bien l’ambiance plutôt lounge de l’endroit. Les murs sont gris foncés, les banquettes et les rideaux sont rouges et les tables de billards sont grises et rouges, s’harmonisant parfaitement avec le décor. Les lumières sont tamisées juste comme il se doit, de manière à ce qu’il n’y ait pas trop de lumière, mais qu’il ne fasse pas trop sombre non plus. Certains bars ont de la difficulté avec cet équilibre de lumière, mais, ici, c’est réussit.

Je voudrais bien avancer et aller m’installer sur un des tabourets, qui semblent très confortables, autour du bar, mais une femme me bloque la route. Comme elle est dos à moi, je ne vois pas grand-chose, mais elle a l’air d’hésiter, comme si elle ne sait pas si elle veut vraiment être ici. Je pourrais parfaitement la contourner et l’ignorer, mais ce n’est vraiment pas mon genre. J’en lève ma veste de cuir, dévoilant mon chandail blanc, et la pose en travers de mon bras gauche avant de délicatement toucher l’épaule de la dame avec ma main droite. Je ne veux pas lui faire peur non plus et je suis bien placé pour savoir que certaines personnes n’aiment pas être touchées par des inconnus.

-Hey, vous allez bien ?, m’enquéris-je doucement.

D’un rapide coup d’œil, je fais le tour de la salle. Il y a quand même beaucoup de clients pour un début de soirée comme celui-ci.

A. Do. Ra. Ble. Elle est si belle et timide à la fois. Elle donne l’impression d’être d’une intense fragilité, comme si un simple souffle pouvait la briser. Cela donne envie de la protêger, de s’assurer qu’aucun grand méchant loup n’osera jamais la dévorer. C’est toutefois curieux qu’elle soit aussi réservée, normalement, les femmes aussi jolies sont plus sûres d’elles, plus assurée que le commun des mortels. Cela marche aussi pour les hommes. Même si je ne me considère pas comme un sex-symbol, je sais que je suis loin d’être laid à regarder et cela affecte grandement ma confiance en moi. Par contre, même si cela la rend mignonne, l’assurance va toujours mieux à une femme que la timidité. Je me demande ce qui a pu la rendre aussi nerveuse, puisque, lorsque ma main s’est posée sur son épaule, elle a effectivement sursautée, comme je l’avais craint. J’espère que je n’ai pas affaire à une femme battue… Ou a une ancienne victime d’un autre crime tout aussi affreux. Parce que je n’ai vraiment pas envie de tuer quelqu’un ce soir et que je ne supporterais pas qu’un homme ayant fait du mal à une femme puisse continuer à vivre bien tranquillement alors que sa victime subit encore les conséquences de ses actes.

-Oui, oui, je vais bien, je réponds évasivement à ma propre question qu’elle m’a retournée.

Elle n’est pas à l’aise d’approcher les gens ? Sérieusement, qu’est-ce que cette femme a bien pu vivre ? Peut-être est-ce seulement de l’intimidation alors qu’elle allait au Lycée, peut-être cela l’a-t-elle beaucoup affecté. Je n’ai jamais été intimidé à l’école, mais je n’ai jamais côtoyé d’élèves qui l’étaient non plus ; je refusais tout autant dans ma bande d’amis les malfaiteurs qui s’en prenaient à plus faibles qu’eux, par contre. Ce n’est pas que je ne voulais pas d’eux, seulement, les seuls jeunes intimidés que j’ai jamais approché n’ont pas voulu devenir ami avec ma bande et moi, ils nous craignaient, j’imagine. Pourtant, jamais un des miens n’avaient fait de mal à qui que ce soit, j’y veillais. Mais les habitudes ont la peau dure et il est vrai que les bandes comme la mienne ont souvent tendances à êtres pleines à craquer de tyrans en devenir.

Bon, je dois faire un truc. Je ne peux pas l’abandonner comme ça et  comme je suis aussi venu pour faire de nouvelles rencontres, autant faire d’une pierre deux coups !

-Vous savez quoi ? Vous allez prendre un verre avec moi. C’est moi qui offre, venez !, m’exclamais-je doucement en me dirigeant à reculons vers le bar, lui faisant face à elle. Comment vous vous appellez au fait ? Moi, c’est Scott.

Je m’assoie, toujours dos au bar, et lui fais signe de prendre le siège à ma gauche. Il n’y a pas d’autres sièges après le sien, alors elle se sentira probablement plus en sécurité si elle n’a que moi à surveiller. Ou alors elle aura l’impression que j’essaye de la piéger. Merde.

Pandora, voilà qui est joli. Bon, ce n'est que son second prénom, mais c'est plus joli que Marilyn, un prénom ordinaire et trop souvent utilisé. C'est idiot, mais je me sens un peu obligé de remplir le silence en jacassant interminablement sur les différents problèmes mineurs rencontrés au travail dans les derniers jours. En parlant de mes problèmes, j'espère lui faire oublier les siens, quels qu'ils soient. C'est pour ça que je lui raconte les inepties de ce jeune stagiaire au studio, qui nous a valu de recommencer l'enregistrement d'une chanson au complet, une fois l'avoir terminé. Cet idiot avait réussit à effacer tous les enregistrements de la journée en trois secondes et trois quarts. Nous avions en plus déjà eu des problèmes de son, avec le micro et avec les ordinateurs. Ouais, dure semaine. Mais je ne peux me vanter d'être malheureux, si ce n'est du silence inhabituel de Connor. Enfin, inhabituel pour moi, pour lui, je l'ignore. Je ne suis pas très à l'aise avec les relations aussi instables et sans bases que la notre. On est quoi au juste ? Un couple, certainement pas. Mais de cela, je n'ai pas l'intention de parler à Marilyn, cela l'ennuierait probablement. En plus, j'évite de laisser savoir à gauche et à droite que je suis homosexuel, bien que ceux qui me connaisse, dans le milieu musical surtout, le savent parfaitement.

-Alors, assez parlé de moi ! Qu'est-ce que tu fais dans la vie ?

La détourner de ses soucis, c'est une chose, mais je ne suis pas égocentrique et je n'aime pas parler de moi à tort et à travers. En plus, je suis définitivement extrêmement curieux. J'aimerais bien en savoir plus sur elle, comprendre pourquoi elle est comme elle est. Et puis, j'aime toujours me faire de nouveaux amis. Et je n'aime pas laisser les gens malheureux quand je peux y faire quelque chose.

Amnésique ? Mais pauvre petite ! À côté, mes problèmes de coeur et de technicien paraissent bien ridicules ! Mais je ne suis pas assez idiot pour l'interroger là-dessus. Je vois bien que cela est un sujet difficile et, personnellement, je ne voudrais pas en parler avec un étranger qui n'y comprendra probablement rien. Une femme au foyer, hein ? Je ne savais même pas que ça existait encore ! Et son mari qui est mort... Pauvre d'elle. Ce doit être bien difficile pour elle dernièrement ! Allez, hop ! Je dois lui remonter le moral ! Je commande un verre quand le barman emmène celui de Marilyn, une tequila pour faire simple et rapide, et redonne à la jolie demoiselle toute mon attention.

-Hm, tu sais, si tu cherche un emploi et que l'univers de la musique t'interesse, je pourrais peut-être t'arranger quelque chose.

Après tout, la vieille Johanna, cette russe un peu brusque mais adorable, prend sa retraite bientôt et je vais avoir besoin d'une nouvelle secrétaire. Sinon, je crois qu'ils cherchent quelqu'un au studio pour servir d'assistante au directeur de la boîte. Ces deux postes ne demandent pas de qualifications précises, seulement de savoir gérer un horaire et d'avoir de l'entregent, pour discuter avec les clients et autres appelants. Bien entendu, ce n'est pas tout le monde qui rêverait de tels postes sans réel possibilités de briller ou d'avancer dans la hierarchie, mais je paie bien et le poste d'assistante est aussi très bien rémunéré.

Danser ? Elle veut qu'on danse ? C'est étrange, elle me paraît bien trop timide pour être du genre à vouloir danser devant tout ce monde avec seulement moi comme compagnon. Me serais-je trompé sur elle ?
Je ne suis pas surprit qu'elle ait refusé mon offre d'emploi ; elle ne semblait pas vraiment en chercher un non plus. C'est simplement dommage, il va me falloir trouver une remplaçante pour Greta. Et il est hors de question que je passe une annonce, je préfère m'entourer de gens que je connais.

Je pose mon verre vide et lance un regard dans la salle. Personne ne nous prête attention, pour l'instant. Mais il y toujours autant de monde que quand nous sommes entrés, c'est-à-dire beaucoup.

-Si tu veux danser, danser nous irons !, dis-je en souriant à Marilyn.

Et bien, apparemment, elle est vraiment mal à l'aise avec l'idée de danser en public. Pourtant, elle prend son mal en main et nous nous dirigeons vers la piste, presque vide, de danse. Danser dans ces conditions, c'est carrément nous donner en spectacle. Personnellement, cela m'amuse, mais je ne crois pas que ce soit de son avis. Elle commence néanmoins à se déhancher au rythme de la basse, l'air peu habituée à cet exercice. C'est, d'une certaine manière, très mignon. Elle ne devait pas sortir souvent du temps de son mari.

Je commence à danser un peu, un sourire amusé affiché clairement sur mon visage. Il y a un peu plus de gens sur la piste de danse, à croire que nous avons donné envie aux autres de se trémousser avec nous. J'attrappe Marilyn par la main droite et la fait tourner sur la piste.

-Il faut t'amuser, sinon ça n'en vaut pas la peine, je lui dit.

Aussitôt après, un corps vient se coller contre me dos, se frottant langoureusement sur moi. J'évite de justesse d'éclater de rire ; aux mains délicates qui parcourent ma taille, je sais que c'est une fille et la pauvre n'a aucune chance. Mais lui dire de but en blanc que je suis gay ne serait pas très poli, j'ai quand même des manières. J'attrape ses mains qui commencent à vagabonder sous ma taille -j'apprécie de moins en moins- et je les éloigne de moi, me tournant à moitié.

-Désolé, mais je suis avec quelqu'un, je gueule par-dessus la musique avant de me rapprocher de Marilyn.

J'espère juste que cette dernière comprendra que j'essaie seulement de me débarasser de la fille. Je trouve ce genre de femmes amusantes, mais agaçantes aussi. Elles sautent sur tout ce qui porte la cravate et n'ont aucune gêne.

Je retiens de mon mieux un éclat de rire sonore. Elle était plutôt jolie, alors ? Oui, j’imagine. Sauf qu’il lui manquait un ou deux trucs pour que je la trouve de mon goût : une barbe de deux ou trois jours, pour commencer, et un certain outil entre les jambes. De fait, elle avait aussi un peu trop de poitrine à mon humble avis. J’aime mes torses plats, musclés, avec une fine ligne de poils qui descendent directement, telle une flèche de luxure, vers… Hum. Pas le bon moment. Pas le bon endroit.

Marilyn se déchaîne enfin, dansant avec plus de grâce qu’au début de la soirée et j’en suis de plus en plus mal à l’aise. Elle n’est pas en train de se faire des idées, si ? En même temps, rêver ne fait de mal à personne. Je peux bien la laisser à ses fantaisies, si elles existent. Je ne voudrais pas lui gâcher sa soirée. D’ailleurs, parlant de fantasmes… Le type derrière Marilyn est vachement sexy. Dans ma tranche d’âge, brun de cheveux et d’yeux, une ombre bleutée sur la mâchoire et découpé comme un type qui soulève de la fonte tout les soirs. Il me lance un regard charmeur. Et il joue dans mon équipe en plus ! S’il n’y avait pas ce truc avec Connor, je le ramènerais à la maison, c’est moi qui vous le dis ! Ce truc avec Connor… J’aimerais bien savoir ce que c’est. De l’amour ? Je ne veux même pas le considérer. Lui ne semble pas m’aimer, je ne me ferai pas de mal à l’imaginer. La question, alors, c’est : qu’est-ce que c’est ? Je jette un œil à Marilyn. Un sourire amusé éclaire mon visage.

-Tu la trouve jolie ? Mais, moi, tu vois, je les préfère comme la personne derrière toi. Un peu moins… femme et un peu plus… homme, j’ajoute quand elle se retourne pour le regarder.

Voilà, maintenant, elle sait. Comment le prendra-t-elle ? Pour l’instant, je continue de danser. Autant profiter de la soirée.

Mais quelle surprise ! Jamais je n’aurais imaginé que Marilyn soit bisexuelle. Parce qu’elle ne peut pas être homosexuelle non plus, n’a-t-elle pas eu un mari ? Oh, bien sûr, j’ai entendu parler de ces personnes qui se découvrent homosexuelles après avoir vécu des relations hétéros. Ce n’est pas parce que j’ai toujours su que j’aimais les hommes que c’est pareil pour tout le monde. Mais j’ai l’impression que ce n’est pas son cas. Même si j’ai le sentiment qu’elle est plus intéressée par la fille derrière moi que l’homme derrière elle.

-Ce n’est certainement pas moi qui vais vous juger pour ça !, je lui lance avec un clin d’œil.

Elle me fait un peu penser à ma mère, physiquement, Marilyn. Ça m’amène à penser que ma mère serait bien heureuse si je lui ramenais une femme comme Marilyn à la maison. Comme s’il y avait des chances pour qu’une chose pareille arrive un jour ! Il y a plus de chances que je me débarrasse de Tobby, me rase la tête et épouse un nain que de chances je ne devienne miraculeusement hétérosexuel. Désolé, maman.

Il y a cette règle de l’univers qui dit qu’on ne doit jamais parler ou penser à quelqu’un qu’on ne voudrait pas voir, car c’est toujours à ce moment qu’elle se pointe. Ma mère a perfectionné cette loi, se l’est carrément approprié. Alors, naturellement, quand je sens mon cellulaire vibrer dans mon jeans, c’est elle qui m’appelle. Il n’y a qu’elle pour m’appeler à cette heure. Elle et quelques urgences qui savent parfaitement que je suis à prendre avec des pincettes quand on me réveille en plein milieu de la nuit. Heureusement, je ne dors pas.

-Tu m’excuse ? Je dois vraiment répondre, tu peux m’accompagner si tu veux, j’ajoute avant de me diriger vers la sortie pour prendre l’appel.

-Scott ? C’est toi mon chéri ?

-Tu appelle sur mon téléphone et tu demande quand même ?

-Je commençais à penser que tu étais peut-être mort, ton cadavre abandonné sur le bas d’une route sans nom ou dans une benne à ordure ! Quand comptais-tu me donner de tes nouvelles ?

-Maman, je t’ai parlé il y a deux jours de cela.

-Et en deux jours, il y a le temps de se passer bien des choses ! Cela n’a prit que quelques minutes à ces voyou pour…

-Maman, j’aimerais beaucoup que tu ne remettes pas ça sur le tapis à chacune de nos conversations. Alors, peut-être t’appellerais-je plus souvent, je réponds un peu sèchement.

Ensuite, notre conversation dévie vers des eaux plus calme, comment va mon travail, est-ce que j’ai rencontré quelqu’un –je ne lui parle bien entendu pas de Connor –quand sort mon prochain album, tout ça, tout ça. Quand je raccroche, je me sens horriblement mal, comme à chaque conversation que j’ai avec ma mère. Systématiquement, elle me fait penser à Matthew, à cette horrible journée il y a deux ans de cela.  

Je devrais complètement cesser de lui parler. Elle me tombe sur les nerfs, elle est tellement agaçante ! Pourquoi ne peut-elle pas me laisser mon espace ? Pourquoi ne peut-elle pas me laisser tranquille ? J’étouffe là ! Y’a de ces jours, je la hais. Ciel, j’aimerais parfois avoir une autre mère ! Elle est bien trop contrôlante, bien trop manipulatrice et bien trop protectrice ! Mais c’est ma mère… Et je l’aime. Même si elle m’énerve.

Marilyn est venue me rejoindre, elle est assise derrière moi, contre le mur. Je sors de ma contemplation déprimante des étoiles et vais la rejoindre. Je n’ai plus trop envie de danser tout à coup. Ma mère a cet effet-là sur les gens : elle sait vous déprimer d’une seule phrase ! Est-ce que j’ai envie d’en parler à cette fille ? Je ne la connais pas vraiment. C’est peut-être pour cette exacte raison que je sens que je peux lui en parler. Au pire, je ne la reverrai jamais.

-C’était ma mère. Oh, elle va bien, je m’empresse d’ajouter pour qu’elle ne croit pas au pire. Mais vois-tu, cela faisais deux jours que je ne lui avais pas donné de coup de fil et elle me pensait mort. Ouais, un peu mère-poule, hein ? On pourrait croire qu’à mon âge, je peux voler de mes propres ailes, mais ma mère semble penser que j’ai toujours besoin d’elle pour changer mes couches. Et puis… Elle se débrouille toujours pour me faire sentir coupable de ne pas lui avoir donné de nouvelles, de l’avoir fait s’inquiéter. Elle me manipule et moi je marche à cent pourcent.

Est-ce que je vais lui dire ? Pourquoi pas ? Au point où j’en suis…

-Mais elle n’a pas toujours été comme ça, Enfin, oui, mais c’était moins pire avant. Il y a deux ans, elle est devenue extrêmement protectrice, elle est persuadé que je pourrais mourir à chaque instant. Ce qui est le cas, bien sûr, comme pour tout le monde. Mais elle est sûre que j’ai beaucoup plus de chance de mourir parce que je suis gay. Tout ça parce que… Parce qu’ils ont…

Je ne peux pas. Je ne peux pas le dire à voix haute, je n’en ai jamais été capable. Le penser, c’est une chose, le dire, c’est l’accepter, l’avouer. Je ne peux pas faire une telle chose. Pas encore. Après tout, s’il est mort, c’est en partie ma faute

Pourquoi lui dirais-je ? Pourquoi lui dirais-je à quel point je me sens responsable de la mort de Matthew ? Pourquoi lui confierais-je ma misère ? Pourquoi lui dirais-je que j’ai été incapable d’avoir une relation stable depuis parce que je ne peux cesser de penser à lui ? Que je passe mon temps à comparer les hommes au souvenir embellit de Matthew qui flotte dans mon esprit ? Que la simple pensée de retrouver les hommes qui lui ont fait cela et de les tuer me remplit de joie ? Pourquoi lui montrerais-je la face sombre de moi ? Je ne le ferai pas, je ne le veux pas. Je ne veux pas de la pitié de qui que ce soit et personne ne peut comprendre. Personne…

Aïe, culpabilité. Elle a, naturelllement, accroché sur le truc de ma mère. Comme je ne lui ai pas dit le reste, c’est normal. Bien sûr, je sais que ma mère ne fait que ce que toute mère ferait à sa place. Bien sûr, c’est parce qu’elle m’aime. Bien sûr que je l’aime. Elle m’énerve, ouais, mais c’est ma mère. Mais je me sens mal de m’en plaindre alors que Marilyn n’a apparement pas de parents, ou de mère du moins. Je ne peux pas la plaindre par contre, on a tous nos soucis, tous des problèmes. Chacun doit apprendre à vivre avec les siens, à surmonter ses problèmes. Je ne dis pas que j’y arrive, pas encore, mais ça viendra. Un jour.

-Désolé, c’est pathétique de ma part de me plaindre de ma mère alors que certains n’en ont pas, je dis en levant la tête vers le ciel.

La nuit a-t-elle toujours été aussi noire ? Les étoiles aussi lointaines ? Elles sont comme des points d’espoir, toujours hors de portée, toujours plus loin, te forçant à avancer toujours plus dans la certitude qu’un jour tout ira mieux. Je me lève, je ne veux plus que rentrer chez moi maintenant. Je fouille dans les poches de ma veste et en sors ma carte que je tends à Marilyn.

-Il y a mon numéro dessus, appelle-moi un de ses quatre. Je vais rentrer, désolé d’avoir gâché l’ambiance.

Bon, ça y est, en plus, elle l’a mal interprété. C’est pourtant, simple, je veux seulement rentrer chez moi, aller me coucher, rejoindre mon chien, oublier cette journée dans le sommeil. Bien entendu que ce n’est pas de sa faute ! Personne n’a jamais entendu ce que je voudrais pourtant dire. Sans cette partie de l’histoire, elle ne peut pas comprendre. Bien sûr. Ce n’est pas sa faute, c’est la mienne. Comment pourrait-elle savoir ?

Parce que c’est ma faute, tellement ma faute. Sur tous les points. Pour ne pas être foutu de m’expliquer, pour me laisser faire par ma mère, pour ne pas appeler moi-même Connor pour le forcer à me donner des nouvelles, pour la mort de Matthew.

Je ne comprends pas pourquoi je ne contacte pas Connor moi-même. Par fierté, surement. Ce n’est pas pareil si je dois lui demander de me donner des nouvelles, ça ne signifie plus rien. Ça me donnerait l’impression de me cramponner bêtement après un homme qui ne veut pas de moi. Je ne suis pas aussi stupide, n’est-ce pas ?

Matt… Matthew. Mon premier amour, le seul vrai que je n’ai jamais connu. Le seul qui ne m’ait jamais aimé autant que je l’ai aimé. Et il est mort. Par ma faute.Parce que j’ai été stupide, complètement stupide. Je le savais, j’en avais entendu parler. Il y avait eu plusieurs attaques à caractère homophobe dans le quartier. Il voulait qu’on soit prudent, pas de démonstrations d’affection en public, pour éviter les ennuis. Ça ne me dérangeait pas, au début, je me disais que c’était un mal pour un bien. Que ça en valait la peine. Puis on a eu une mauvaise passe, ça allait mal entre nous. Je travaillais beaucoup et lui aussi, on se voyait très peu et quand on était ensemble on s’engueulait. Puis on s’est finalement réconcilié. On est sorti, on est allé au ciné. En sortant, j’étais juste si heureux qu’on ne soit plus fâché, si heureux d’être avec lui. Je n’aurais pas dû, je le savais pourtant, mais je l’ai embrassé, là dehors. Et naturellement, naturellement, ils étaient là. Ils ont tout vu. Et ils nous ont attaqués, ils ont tués Matthew. C’est ma faute. Il n’y a pas d’autre explication possible.

-Écoute, ce n’est vraiment pas à cause de toi, je veux seulement rentrer. Je vais y aller, mais rappelle-moi aussitôt que tu es disponible, d’accord ?

Je me ferai pardonner cette soirée une autre fois. Ce soir, je vais broyer du noir on dirait bien.